Exposition au Musée des tapisseries

Texte par Luce Moreau et Paul Destieu

La sélection d’œuvres de Félix Blume réunies dans l’exposition au Musée des Tapisseries (la série de vidéos Son seul / Wildtrack, l’installation sonore Essaim) et à l’École d’Art d’Aix-en-Provence (la projection du film Curupira, bête des bois) répond à la volonté d’emmener les regardeurs vers l’expertise singulière que l’artiste nous propose du son, de faire glisser le regard vers l’écoute et inversement, d’attirer enfin l’attention vers le contrat sensible « audio-vision » posé par Michel Chion dans les années 90 : on ne voit pas la même chose quand on entend, on n’entend pas la même chose quand on voit.1

Son seul / Wildtrack au Musée des Tapisseries

Dans la série de vidéos Son seul / Wildtrack, les trente-cinq plans cinématographiques fixes et brefs offrent en premier lieu un environnement que l’on se hâte d’observer, dans lequel l’œil se promène et projette son imagination. Ces scènes filmées tout autour du monde sont autant de contextes de tournages desquels Félix Blume – alors preneur de son – se détourne et qu’il se réapproprie, afin de travailler sur ses captations et alimenter une réserve de matière sonore, de « sons seuls » (ou wildtracks).

Nous nous installons dans la scène : un arbre sur fond de ciel bleu, des pêcheurs à un quai, un carrefour urbain, des enfants jouent au cerceau avec des pneus. Le son, cependant, n’est pas celui ambiant de la scène entière ; il semble être comme hors-champ, son volume et son intimité interrogent le large cadrage de l’image, et un décalage inhabituel entre audio et vision se créé dans notre cerveau bien éduqué par le cinéma.

C’est l’irruption de l’artiste et le cheminement de sa perche, outil enregistreur que l’œil suit dans le cadre, qui oriente notre écoute et nous permet d’accéder à une approche alternative de la scène comme parcourue à la ‘loupe auditive’. Nous sommes dès lors équipés de l’ouïe fine technologique, d’une perception surhumaine, de l’oreille exacerbée et concentrée du micro. L’équipement prolonge le corps de l’artiste tout en l’affranchissant du contexte sonore ambiant, l’esseulant dans sa quête à la finalité précise et inconnue du spectateur ; un détail de l’environnement est ainsi valorisé par son identité sonore, extraite physiquement de son milieu et proposée à l’écoute.

En jouant ces saynètes insolites, de l’ordre de la performance où le corps entre en jeu, de la composition tendant au sculptural par l’élaboration de stratagèmes ingénieux et parfois périlleux, il nous fait prendre en considération ce détail, et apprécier pleinement sa présence.

Un soin identique de la singularité au sein d’un ensemble est notable lorsqu’il enregistre une abeille seule, prélevée pour un court instant de son environnement systémique et de sa communauté biologique. Chacune des nombreuses « abeilles » composant l’essaim de l’installation du même nom bourdonne de sa « voix » propre, chante son phrasé et râle de tout son corps d’être coupée dans sa course aux fleurs et sa courte vie pour nous être présentée.

En ajoutant ses multiples individualités, Essaim reconstitue ainsi le son ambiant d’une colonie d’abeilles en plein vol, dont nous aurions le réflexe de croire qu’elle n’a qu’une voix unanime. L’insecte eusocial n’a en vérité pas de « voix » : le battement de ses ailes et la résonance dans son thorax provoquent en revanche le bourdonnement, qui pour nous devient langage, signal, chant, lorsque la fréquence du battement en modifie le son et l’accélère ou l’aggrave, traduisant un état d’excitation, de calme ou d’anxiété. C’est cette physicalité du son comme vibration qui pousse à l’analogie techno-organique entre la membrane du module « abeille » de l’installation (composé d’un haut-parleur et d’un circuit électronique) et le corps vibrant de l’animal enregistré ; nous sommes face à l’un comme à l’autre dans une véritable altérité, et notre étonnement reste intact.

L’ensemble proposé est un espace pénétrable, contrairement à un essaim d’abeilles en plein vol ; nous accédons ainsi à l’intimité de la colonie, et fantasmons à devenir ‘abeille’ parmi les abeilles, à l’écoute des informations vibratoires de notre nouvelle espèce.

Avec Essaim, comme dans Son seul / Wildtrack, l’artiste une fois de plus « s’adonne à documenter le patrimoine sonore de la nature et du monde » 2, parcellant phoniquement un environnement et le réassemblant en un paysage sonore.

1 Frédéric Dallaire, 2008, à propos de Michel Chion, L’audio-vision, Nathan, 1990

2 Félix Blume dans L’usage sonore du monde, Entretien avec Félix Blume et Sophie Berger, par Céline Develay Mazurelle, Rfi, 2021