Entretien au sujet d’Essaim (Fr)

ENTRETIEN / FÉLIX BLUME PAR CLÉO VERSTREPEN AUTOUR DE L’OEUVRE ESSAIM à retrouver sur POINT CONTEMPORAIN
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Artiste sonore et ingénieur pour le cinéma, Félix Blume parcourt et documente les milieux naturels et humains. En décortiquant le langage du vivant presqu’à la manière d’un éthologue il nous incite à y prêter une oreille plus attentive, mais aussi, pour reprendre les mots de Vinciane Despret, à “ne pas oublier que le silence pourrait s’imposer”1.

À l’occasion de Métaboles qui se tiendra du 22 au 26 juin 2021 aux ateliers Jeanne Barret, Félix Blume présentera une installation sonore recomposant un essaim d’abeilles par l’intermédiaire d’une multitude d’enceintes suspendues. On pourra découvrir au creux de chaque appareil les vibrations émises par une des 250 abeilles de la colonie élevée par Dominique Hardouin dans le Var. Si le son individuel de chaque insecte sera préexistant, cru comme un témoignage documentaire, l’ensemble formera une grande composition aléatoire évoluant sans cesse au fil du temps.

Cet entretien s’est déroulé au cours de la résidence de Félix Blume au Lab Gamerz à Aix-en-Provence avec Grégoire Lauvin, consacrée à la mise au point d’un studio en forme de ruche, puis lors des enregistrements chez l’apiculteur. L’artiste nous parle de cette collaboration entre la technologie et le vivant ; il nous amène à la rencontre de mondes perceptifs autres et nous invite, pour un moment, à “écouter en abeille”.

Peux-tu nous parler de la genèse de cette œuvre ?

En général on a des idées, puis on peut ensuite les analyser, comprendre d’où elles viennent, ce qu’elles racontent – en tout cas pour moi c’est comme ça, ça part plutôt du concret. La genèse de cette œuvre, c’est cette idée de “séparer la multitude”, c’est-à-dire dans ce cas précis de décomposer l’essaim pour le recomposer. On a tous en tête le son d’un essaim d’abeilles, éventuellement le son d’une abeille seule, mais pour moi qui prend du son c’est compliqué d’enregistrer une abeille isolément. Le processus de décomposition-recomposition m’intéresse beaucoup : j’aime partir d’éléments, de paysages ou d’évènements sonores complexes pour les décomposer en différentes sources et pouvoir ensuite les recréer, en jouant dans l’espace lorsqu’il s’agit d’une installation sonore comme c’est le cas ici, ou encore en créant un format interactif. En tout cas, cela permet de prendre conscience du son, car à partir du moment où on le décompose, on peut se rendre compte de la complexité de toutes ses composantes – ici par exemple des centaines d’abeilles. On peut ensuite le spatialiser, ce qui nous invite à “faire partie” de l’essaim et être plus à l’écoute. Finalement c’est toujours un peu une invitation à écouter quelque chose, mais pas forcément de manière frontale. C’est amener les gens vers l’écoute.

Cette idée de décomposition-recomposition du paysage sonore, je l’ai déjà mise en œuvre dans mes premières pièces, notamment à Mexico où j’ai travaillé avec plusieurs crieurs de rue. Je les ai enregistrés séparément, puis ai diffusé leurs cris dans de petites boîtes. Le public avait la possibilité de les ouvrir et de les fermer ; quand les dix boîtesétaient ouvertes simultanément, on pouvait retrouver l’ambiance toute particulière du centre-ville où les crieurs sont nombreux à travailler en même temps. Dans un projet un peu plus similaire, j’ai travaillé avec des grillons, avec la participation d’un groupe d’enfants dans une petite ville du Chili. Lorsqu’on entend des grillons la nuit, on a tendance à dire qu’on entend “les grillons” et pas “un grillon”, on a tous en tête cette ambiance d’été. Mais est-ce que tous les grillons sonnent de la même manière ? Sont-ils tous identiques ? Est-ce que si on prend le temps de les écouter attentivement, on peut percevoir des différences ? En partant de cette idée de l’individu dans la multitude, nous avons élevé des grillons puis les avons enregistrés et dessinés. Tout comme les dessins de chaque enfant, chacun des grillons s’est avéré être unique. Des êtres qui apparaissent identiques à première vue témoignent en fait d’une grande diversité. C’est aussi ce que j’imagine avec ces abeilles. 

Détail du studio d’enregistrement pour abeilles

Mais il faut prendre le temps de les écouter pour le reconnaître. Quel sens donnes-tu au geste de l’écoute dans ta pratique ? 

Moi qui ai initialement une formation d’ingénieur du son pour le cinéma, je me suis rendu compte lorsque j’ai commencé à faire des projets d’installation, que plus que le son, le point commun entre ces deux pratiques était l’écoute. Et l’avantage de l’écoute, c’est qu’elle ne nécessite pas forcément de matériel – on peut écouter juste avec ses deux oreilles. L’écoute dépasse le sonore : écouter c’est aussi prendre en considération, accepter une présence, donner son attention. Nous sommes dans des sociétés qui sont de moins en moins à l’écoute, c’est pour ça que ce mot revient beaucoup aujourd’hui et qu’il me semble très important. Écouter, c’est prendre un moment pour faire exister l’autre, qui pour une raison ou une autre passerait inaperçu, ne serait pas considéré à sa juste valeur. Je vais donc chercher des détails dans l’environnement, les extraire de cet environnement et inviter le public à se concentrer dessus. C’est là l’idée de cette œuvre pour Métaboles, de permettre au visiteur d’entrer dans l’essaim, de faire partie de ce tout pour quelques instants, de devenir-abeille. Une fois dans l’essaim on peut écouter toutes ces voix d’abeilles et se demander ce qu’elles nous racontent, si elles chantent, si c’est un témoignage – une manière de les faire exister et de leur donner une place.

Concernant la ruche qui sert de studio d’enregistrement, comment s’est passée la collaboration avec Grégoire Lauvin et l’apiculteur Dominique Hardouin ? Que va devenir cet objet par la suite, sera-t-il exposé ? 

Quand j’ai eu envie d’enregistrer les abeilles de manière individuelle, c’était en soi un très grand défi. J’ai rencontré Grégoire et Dominique via Constance Meffre. Au gré de nombreux échanges, chacun a donné ses idées pour la réalisation concrète de ce studio d’enregistrement, puis on a pris petit à petit conscience de tous les éléments, les besoins que cela impliquait. Les savoir-faire de chacun ont été nécessaires. Tout le monde donne son avis, c’est ce que j’aime bien et c’est pourquoi la plupart de mes projets sont collaboratifs et participatifs. J’aime bien ouvrir ce genre de projet, regrouper les énergies, me nourrir de toutes ces idées et leur donner forme.

Ensuite par rapport à l’objet, c’est important pour moi de définir ce qu’est l’œuvre ou la pièce. Dans ce genre de projet le processus est très important et peut parfois le devenir plus que la pièce en soi. Dans ce sens, c’est bien d’avoir plusieurs matériaux de documentation ou ayant fait partie du processus de création. En tout cas pour cette première exposition lors de Métaboles, nous allons profiter de la largesse de l’espace de Jeanne Barret pour exposer la ruche, mais séparément de l’installation. Ce ne sera pas une pièce en tant que telle, mais plutôt un élément de documentation. Si j’avais dû construire cet objet seul, je ne l’aurais probablement pas fait aussi finement. Là, le résultat est beau, propre, et il peut, je pense, ouvrir l’imaginaire. On exposera peut-être d’autres choses, des photos, des vidéos, des textes ou des dessins. Ce n’est pas encore trop défini, mais j’aime bien en général que la documentation des projets apparaisse.

Détail du studio d’enregistrement pour abeilles

C’est beau de voir toute l’intelligence technique donnée pour parvenir à enregistrer ces abeilles individuellement. On a l’habitude de côtoyer des objets technologiques très standardisés, mais on à affaire ici à du sur mesure, à quelque chose de plus organique, de délicat, mis au service du microscopique. Comment les abeilles ont-elles réagi au dispositif ? As-tu eu des surprises ?

Oui, c’est un projet qui se fait avec les abeilles qui sont nos interprètes, on essaye donc de tout mettre en œuvre pour que cela se passe bien pour elles. L’idée de l’installation c’est aussi de leur rendre hommage et de leur donner une visibilité en tant qu’insectes qui sont sous une menace croissante avec la mondialisation, les pesticides, la monoculture, etc. Bien sûr, on ne va pas enfermer une abeille car cela la mettrait dans un état de stress, elle aurait envie de partir. Beaucoup d’apiculteurs parlent du fait qu’on entend la qualité ou la santé d’une ruche par le son qu’elle fait. Par exemple, si n’y a pas de reine dans une ruche, on le remarque tout de suite. Beaucoup de choses passent par le son chez les abeilles, ainsi que par la manière de voler, ou la « danse », qui permettent de transmettre des informations cruciales. C’est une forme d’intelligence qui peut nous fasciner ou nous dépasser, à laquelle nous n’avons pas accès. Lors de nos enregistrements, nous avons remarqué que le son variait moins d’une abeille à l’autre que d’un moment à l’autre de la journée. Cela va dépendre de la température, du vent, de l’heure et bien sûr d’une quantité d’autres facteurs qui nous échappent. Le comportement des abeilles semble relever d’une sorte d’”humeur” générale, comme si elles ne formaient qu’un seul corps. Par exemple, elles sont très vives le matin où elles volent beaucoup, quand en fin de journée elles passent davantage de temps à butiner. 

Nous avons été heureux de constater que les abeilles ne réagissaient pas de manière trop stressée à nos enregistrements, mais nous avons pu observer des réactions très différentes selon les individus. On a donc une entrée, deux trous pour aérer et laisser passer l’odeur de l’intérieur, et au milieu un micro très sensible capable de capter leur son ténu. L’idée était d’attirer l’abeille pour qu’elle aille de son plein gré butiner à l’intérieur de la boîte, mais nous avons dû attraper certaines d’entre elles pour leur montrer le chemin. À l’intérieur, nous avions déposé différents supports-soucoupes ressemblant à des fleurs, sur lesquels nous avons déposé de l’eau sucrée ou du miel. L’idée est que les butineuses repèrent ce lieu et avertissent les autres butineuses. Nous avions établi d’après nos premiers tests qu’elles passeraient environ 10 min dans la ruche, mais en fin de journée certaines pouvaient rester 20 minutes à butiner fixement. La sortie devait initialement se faire par le dessus de la boite, via une moustiquaire que nous aurions ouverte au besoin, mais cela troublait les abeilles qui croyaient être à l’air libre, donc nous avons dû obstruer cette sortie et leur mettre une petite lampe pour qu’elles puissent se repérer dans l’obscurité. Nous les avons patiemment écoutées de l’extérieur des heures durant, en essayant d’interpréter le son qu’elles produisaient sans pouvoir les voir, comme le public lorsqu’il découvrira l’œuvre. Nous avons dû nous adapter à des comportements inattendus, nous mettre au rythme du vivant, sans forcément tout maîtriser et tout comprendre. Pour moi qui ne connaissais pas grand-chose des abeilles, ce projet est une occasion de me documenter, d’en parler, d’apprendre de nouvelles choses. Je suis heureux de savoir qu’en les mettant à disposition sur internet, ces enregistrements pourront éventuellement être utiles à des scientifiques, qui pourront peut-être nous donner un éclairage.

Session d’enregistrement avec Félix Blume, artiste et Dominique Hardouin, apiculteur

Une grande partie des sons que tu enregistres est en effet accessible en ligne et libre de droits. Quelle place occupe le partage dans ton travail ? 

Le partage est vraiment à la base de ma pratique artistique. Je ne la sépare pas de ma pratique technicienne : je travaille le son dans son ensemble, comme un matériau, quel que soit mon statut. C’est d’abord en étant ingénieur du son sur des tournages que j’ai commencé à enregistrer des sons et à les mettre sur des plateformes comme Freesound. Je me suis rendu compte que je n’étais pas le seul à écouter et aimer partager mes captations, qu’il y avait d’autres personnes qui faisaient ça dans le monde. Cela m’a poussé à partager plus de son. Dans un moment où internet se privatise, où tout s’y monnaye, des initiatives participatives et collaboratives comme celle-ci sont précieuses. C’est à partir de là qu’en 2012 j’ai commencé à avoir envie de créer une narration à partir de ces enregistrements, de les éditer pour en faire des pièces sonores. Ma première œuvre était une carte postale sonore de 4 minutes produite avec ARTE radio. C’était pour moi la continuité logique de l’acte de partage. Ici, il ne s’agissait pas de partager seulement un son, mais une sensation, une expérience sonore que j’avais besoin d’éditer en amont. Je n’ai fait au départ que des pièces sonores basées sur cette idée de partage. Puis quand j’ai été invité à les montrer au musée, à travailler avec des espaces d’art, je suis allé vers l’installation sonore et vers un travail plus participatif. Pour inviter les personnes à être à l’écoute d’un environnement, il est nécessaire qu’il y ait une envie de partage à la base pour que cela fonctionne. Si cette envie n’est pas là, ces créations perdent tout leur sens. 

Dans ce projet particulier, l’idée était de se rapprocher d’une démarche plus scientifique ou entomologique. Sans avoir la prétention de faire les choses dans les règles de l’art, il s’agit en tout cas d’essayer de s’en rapprocher, pour collecter des données utiles à la fois pour l’installation sonore et dans d’autres secteurs. Une fois partagés, ces sons ne m’appartiennent plus. Ils existent d’eux-mêmes et dans ce cas appartiennent davantage aux abeilles qu’à moi-même. Quand on partage quelque chose qui ne nous appartient pas, on est un pirate. Je me vois ainsi, comme un passeur, une étape entre un son et des oreilles. 

1 Vinciane Despret, Habiter en oiseau, Actes Sud, 2019

Cléo Verstrepen pour D.D.A Contemporary Art

Essaim est une œuvre produite par D.D.A Contemporary Art (Constance Juliette Meffre) avec le soutien du DICRéAM(CNC).
Elle a été réalisée en résidence au Lab Gamerz avec l’artiste chercheur Grégoire Lauvin, en co-production avec l’Association M2F Créations pour la conception et le design du studio d’enregistrement, puis en résidence avec l’apiculteur Dominique Hardouin et 250 de ses abeilles.
Assistant : Arthur Thomas

Métaboles est un évènement artistique co-produit par 1979, Ateliers Jeanne Barret, DDA Contemporary Art, M2F Créations|LabGAMERZ et OTTO-Prod.

PORTRAIT DE FELIX BLUME 2021
Portrait de Felix Blume 2021